« Savez-vous où mène ce passage ? » demanda Whu.

Fracist Bogh secoua lentement la tête. En sortant à tâtons de l'atelier, ils avaient emprunté une succession de galeries qui les avaient entraînés dans un véritable labyrinthe. L'obscurité profonde qui régnait dans le sous-sol du palais épiscopal rendait l'orientation difficile, aléatoire. De temps à autre, un éclair lointain sabrait les ténèbres, un grondement prolongé brisait le silence, preuve que de violents combats continuaient d'opposer les Osgorites et les forces impériales.

Ils avaient pris la décision d'explorer le palais à la recherche d'un déremat susceptible de les transférer sur Terra Mater. Comme l'ancien chevalier, Fracist Bogh avait revêtu la combinaison d'un mercenaire de Pritiv et, en dépit de sa répugnance, avait dissimulé son visage sous un masque blanc. Il avait eu un haut-le-cœur lorsque les greffons sectionnés, ensanglantés et visqueux avaient effleuré ses tempes, ses joues et, comble de l'horreur, ses lèvres. L'odeur fétide de chair décomposée avait accentué son malaise. Whu Phan-Li l'avait aidé à maintenir le masque à l'aide de pans de tissu lacérés et noués sous le col. Ils s'étaient équipés chacun de deux ondemorts récupérés sur les cadavres et s'étaient aventurés hors de l'atelier. Ils n'avaient pour l'instant rencontré aucun combattant, ami ou ennemi, et ils continuaient de progresser au hasard dans les galeries noyées de ténèbres.

« Vous ne connaissiez donc pas votre palais ? demanda Whu, excédé.

— Les sous-sols de ce bâtiment sont tellement complexes qu'il faudrait plus de cent ans pour en connaître tous les passages !

— Vos paroles ne sont guère rassurantes : nous pouvons tourner en rond pendant des heures, pendant des jours...

— Nous n'avons pas d'autre choix que de faire confiance au Kreuz. Un verset du livre des Grâces dit : Lorsque tu erres dans l'obscurité, élève tes prières en direction du Kreuz et il enverra un chemin de lumière sous tes pas...

— Vous parlez parfois comme une himâ des Abrazz ! »

Ayant prononcé ces mots, il eut une pensée pour

Katiaj et il fut traversé par une violente envie de l'étreindre.

« Comme une quoi ?

— Une voyante des monts Abrazz du Sixième Anneau...

— Que faisiez-vous sur le Sixième Anneau ? »

Whu marqua un temps d'hésitation avant de répondre.

« Du trafic d'enfants. Notre réseau était le principal pourvoyeur des cardinaux de votre Eglise.

— Une occupation assez peu conforme à l'idéal de la chevalerie absourate...

— Les cardinaux n'étaient eux-mêmes guère en conformité avec les préceptes du Kreuz !

— Mais ces enfants... des innocents...

— Peut-être que les enfants innocents n'ont jamais été touchés par les balles-filets des pointeurs du réseau », avança Whu.

Fracist Bogh lui décocha un regard où la colère le disputait à l'incrédulité.

« Cette affirmation est monstrueuse !

— Le concept de l'innocence des enfants produit des adultes totalement irresponsables, argumenta Whu. Je suis tout à fait conscient de ce que l'assertion de leur responsabilité peut avoir de choquant, de monstrueux selon vos propres termes, mais si nous commençons à dénier aux enfants le droit d'être souverains, nous n'aurons aucune chance de résoudre les problèmes fondamentaux de l'humanité.

— Je crois au contraire que ce genre d'argument vous permet de vous en tirer à bon compte, de vous amnistier de tout sentiment de culpabilité. Comme vous estimiez les enfants maîtres de leur destinée, vous jugiez probablement inutile d'éprouver des remords quant au sort abominable que vous leur faisiez subir ! »

Whu s'arrêta de marcher et parut se plonger pendant quelques secondes dans ses souvenirs.

« Je suis également conscient de ma responsabilité, finit-il par déclarer d'une voix imprégnée de tristesse. Ils n'auraient pas endossé le rôle de victime si j'avais refusé d'être bourreau. Ils m'ont permis d'être leur bourreau et je leur ai permis d'être mes victimes. C'était un droit, un choix.

— Un droit ? Un choix ? s'emporta Fracist Bogh. Les enfants du Terrarium Nord d'Anjor dont j'ai ordonné le gazage, les enfants de Jer Salem dont j'ai ordonné la destruction, les enfants que j'ai arrachés des bras de leur mère pour en faire de bons kreuziens, tous ceux-là avaient-ils le choix ? »

Whu hocha lentement la tête. « Je le crois, oui.

— Vous le croyez ? cria Fracist Bogh avec colère. Dans ce domaine, une simple croyance ne suffira pas à me convaincre, chevalier !

— L'innocence des enfants nous arrange parce qu'elle nous évite à nous-mêmes d'endosser l'entière responsabilité de notre vie. Elle induit pourtant un système de pensées qui entraîne l'humanité à se couper de sa source, elle induit le hasard, la thèse de l'accident biologique, elle induit une domination sans partage de la matière sur l'esprit, une impossibilité dramatique pour l'être humain de changer la structure profonde de son environnement, de son propre organisme. Elle donne un pouvoir exorbitant à l'intervenant extérieur et, partant, au bourreau... Innocence n'est peut-être pas le terme le plus approprié : en l'occurrence il conviendrait peut-être de parler de virginité originelle.

 

— Vous défendez donc l'idée du péché originel ?

— De la mémoire structurelle, plutôt. De graines plantées bien avant la naissance mais jamais développées à cause de l'assèchement du terreau.

— Je note une contradiction, chevalier : dans votre système de pensées, si ces graines ne se développent pas, c'est que leurs bénéficiaires n'en éprouvent ni la volonté ni le désir. L'assèchement de leur terreau relève de leur choix, de leur droit...

— Il ressort également de notre choix, de notre droit de leur présenter une autre façon de voir les choses. Afin que chacun puisse prendre ses décisions en connaissance de cause.

— C'est curieux : vous prenez des chemins de traverse et vous finissez par rejoindre les préoccupations des Eglises, des prêtres, des prophètes, de tous ceux qui tentent d'une manière ou d'une autre d'élever la conscience des hommes. »

Whu libéra un rire bref, aigu.

« J'espère seulement ne pas devenir un de ces fanatiques qui se servent des dogmes comme d'armes !

— Est-ce au monastère absourate ou dans votre réseau qu'on vous a appris à philosopher de la sorte ?

— Ni l'un ni l'autre. J'ai puisé mes convictions dans le Xui.

— Le Xui ?

— L'énergie qui sous-tend toute chose en ces bas mondes. La mémoire structurelle de l'univers. Le chant de l'Esprit.

— Et si les fanatiques n'étaient que des... »

Whu fit signe à Fracist Bogh de se taire. Ils venaient de déboucher dans une galerie dont l'autre extrémité était faiblement éclairée. Ils restèrent immobiles, attentifs pendant quelques secondes puis, ne décelant aucun bruit suspect, s'avancèrent avec prudence vers la source de lumière. Fracist Bogh crut d'abord que les générateurs d'énergie magnétique avaient été réparés puis il se dit que les bulles-lumière qui gisaient sur le sol de terre battue comme des insectes endormis auraient déjà repris leur envol et se seraient éparpillées dans les galeries du sous-sol.

Ils débouchèrent sur un caveau voûté, hérissé de piliers ventrus, que Fracist Bogh reconnut sans l'ombre d'une hésitation. La suffocante odeur de produits désinfectants et de liquides d'embaumement raviva en son esprit le souvenir des réunions secrètes qui s'étaient tenues dans cette pièce quelques années plus tôt.

La lumière provenait d'une lampelase abandonnée sur la tablette de l'une des nombreuses niches ogivales qui criblaient les murs. Les rayons obliques révélaient des bulles-air transparentes où flottaient des formes étranges et noires.

« Qu'est-ce que c'est ? demanda Whu.

— Pénis et testicules de vicaires, répondit Fracist Bogh avec une pointe d'amusement. Nous sommes dans le Caveau des Châtrés, l'endroit où les eunuques de la Grande Bergerie entreposent leurs organes sexuels.

— Pourquoi ne les ont-ils pas gardés sur eux ? Ils seraient plus utiles à leur possesseur à leur emplacement d'origine, ne serait-ce que pour pisser !

— Ce sacrifice symbolise leur volonté de se dévouer corps et âme au service de l'Eglise, répondit Fracist Bogh. Vous parliez de fanatisme, tout à l'heure : les vicaires sont des fanatiques, des hommes qui ont choisi de s'émasculer pour ne pas céder aux tentations de la chair.

— Les vœux solennels de chasteté ne suffisent donc pas ? »

Fracist Bogh laissa errer son regard sur une bulle-air. La vision de ces bouts de chair flaccides, velus, flétris, noircis, ne lui procurait pas le même dégoût que lors de ses premières visites.

« Ils sont bien peu nombreux, ceux qui respectent leurs vœux de chasteté. La chair est faible, chevalier...

— Vous-même, les avez-vous rompus ?

— Je ne me suis servi de mon pénis que pour pisser, selon votre expression. La cruauté m'a sans doute permis de sublimer mes envies : mes plus grandes extases, je les ai connues en contemplant les corps en croix, les suppliciés. Il aurait peut-être été préférable, pour l'humanité et pour moi-même, que j'imite les vicaires, que je coupe ces excroissances qui n'ont cessé de me tourmenter...

— Les vicaires se bercent d'illusions s'ils croient avoir résolu leur problème. La mutilation est probablement la pire des solutions : non seulement elle génère un terrible dysfonctionnement physiologique, mais elle ouvre sur l'âme une blessure qui ne se referme jamais. Ils exposent leurs organes pour venir les contempler, n'est-ce pas ?

— Pour se recueillir et, disentils, raffermir leurs résolutions, approuva Fracist Bogh. Ils les appellent leurs offrandes personnelles.

— Ils y sont encore plus attachés maintenant qu'ils en sont séparés. Ils n'ont pas triomphé de leur sexualité, ils l'ont mise en cage comme un animal malfaisant. Tant que vous êtes entier, vous avez toujours une chance d'affronter votre animal, de le dominer, eux n'ont plus qu'à le regarder grandir.

— Une analyse aussi restrictive que stupide, messieurs ! » fit une voix aigrelette.

Whu ne se retourna pas immédiatement. Il contacta d'abord le Xui puis, lorsqu'il fut immergé dans le lac d'énergie, il jeta un coup d'œil pardessus son épaule. Fracist Bogh braqua l'un de ses deux ondemorts en direction de formes noires qui surgissaient de la pénombre et s'avançaient lentement dans leur direction. Il reconnut, parmi la dizaine de visages effleurés par les lumières de la lampelase, quelques responsables du haut vicariat : le frère Astaphan, le porte-parole des vicaires auprès du muffi ; le frère Mourk El-Salin, l'administrateur en chef de l'épiscopat ; le frère Palion Sudri, le gestionnaire de la planification et de la synchronisation des mutations et mouvements hiérarchiques, et d'autres qu'il avait croisés dans les couloirs du palais mais dont il avait oublié les noms.

« Vous devriez retirer ces masques, messieurs, dit le frère Astaphan. Vous n'êtes pas davantage mercenaires de Pritiv que nous ne sommes de véritables hommes... »

Une affreuse grimace un sourire se dessina sur sa face cireuse, parcheminée, ponctuant ce trait d'humour rarissime de la part d'un eunuque de la Grande Bergerie (ils ne plaisantaient jamais de leur infirmité).

Fracist Bogh se contenta de lever ostensiblement le canon de son ondemort.

« Votre arme ne nous impressionne guère, monsieur ! dit le frère Mourk El-Salin dont les multiples mentons tremblèrent de concert. Nous sommes également armés. Vous pourrez tuer l'un de nous, deux probablement, trois peut-être, mais vous finirez par être débordé et nous nous ferons un plaisir de vous délester de ces excroissances qui vous tourmentent tant. »

Ses petits yeux, billes fixes, renfoncées et brillantes dans la masse boursouflée de son faciès, luisaient de méchanceté.

« Retirez ce masque ou nous vous l'arrachons de force ! » glapit le frère Palion Sudri, dont la pomme d'Adam saillait comme une lame de couteau sous la peau desséchée du cou.

Ils offraient à Fracist Bogh une excellente occasion de se débarrasser de cette répugnante et suffocante greffe épithéliale. Il glissa la main libre sous le col de sa combinaison, dénoua les bandes de tissu, saisit le masque et, d'un geste brutal, l'envoya rouler sur le carrelage du caveau.

Les vicaires demeurèrent quelques instants interdits, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, les bras ballants. Le muffi Barrofill le Vingt-cinquième, l'homme que recherchaient activement les forces impériales dans les couloirs et les souterrains du palais, venait de lui-même se présenter dans l'antre de ses anciens alliés, devenus ses adversaires les plus implacables.

Fracist Bogh essuya d'un revers de manche les taches de sang qui lui maculaient le visage et toisa ses vis-à-vis.

« Il y a bien longtemps que vous ne nous avez pas fait l'honneur d'une visite, Votre Sainteté, murmura le frère Astaphan.

— Un peu plus de trois ans, approuva Fracist Bogh.

— Les choses ont bien changé en trois ans, dit le frère Mourk El-Salin. Nous vous avions élu à la suite d'une longue enquête préliminaire et nous complotions pour vous hisser sur le trône muffial. Vous étiez alors un cardinal d'avenir, un homme intransigeant, un diamant aux arêtes tranchantes, la lame de feu du Kreuz.

— Même si vous n'aviez pas fait le sacrifice de vos organes génitaux, vous étiez dévoué entièrement à l'Eglise, dit le frère Palion Sudri. Vous étiez un homme d'honneur.

— Et voici ce que vous êtes devenu, un muffi chassé ignominieusement de son palais ! reprit le frère Astaphan d'une voix gonflée de fureur. Un homme qui a trahi ses amis, un homme contraint de se déguiser en mercenaire de Pritiv pour échapper au châtiment divin, un homme haï par l'ensemble du clergé, par la population vénicienne, un homme qui a intrigué contre sa propre Eglise, un homme qui a renié le Verbe du Kreuz.

— Et un assassin ! siffla le frère Mourk El-Salin. Un homme qui a lui-même étranglé son prédécesseur pour prendre sa place sur le trône !

— Veuillez avoir l'amabilité de jeter un coup d'œil attentif sur ceci. Votre Sainteté ! » gronda le frère Palion Sudri.

Dans sa bouche, les mots « Votre Sainteté », qu'il accentuait à dessein, se couvraient d'opprobre et de mépris. Il extirpa de la poche de sa chasuble noire un petit tube rougeâtre, un messacode muni d'un projecteur intégré. Il l'installa dans le creux de sa main, pressa une touche sertie dans la tranche et tendit le bras en direction de Fracist Bogh. Des images 3-D d'une hauteur de quarante centimètres s'élevèrent du microsocle de projection.

La scène montrait un vieillard assis sur une banquette à suspension d'air, vêtu d'un colancor blanc bordé d'un liséré d'optalium rose et d'une chasuble également blanche rehaussée de motifs spiraux changeants. Fracist Bogh reconnut immédiatement l'ancien muffi, Barrofill le Vingt-quatrième. En revanche, il lui fallut plusieurs minutes pour identifier l'autre homme qui se tenait debout devant la banquette et qui pressait nerveusement les deux cliquets de la broche de sa chasuble. Un cardinal à en juger par le pourpre et le violet de son habit.

« C'est vous, souffla Whu.

— Votre ami est très observateur, Votre Sainteté ! » ironisa le frère Astaphan.

Le cardinal (Fracist Bogh ne parvenait pas à se faire à l'idée que cette image holographique le représentait) se pencha tout à coup sur le muffi Barrofill le Vingt-quatrième, lui glissa la main sous le menton et, du pouce et de l'index, lui comprima violemment la carotide. Le vieillard ne se défendit pas mais ses bras et ses jambes, agités de soubresauts, giflèrent l'air avec frénésie. Puis il se raidit, s'affaissa sur la banquette comme une chiffe molle et, entraîné par son propre poids, glissa lentement sur le plancher. Le cardinal vérifia que le pouls de sa victime s'était bien arrêté, souleva le cadavre, le réinstalla à sa place initiale, lui ferma les yeux et s'éloigna vers un endroit que l'on supposait être la sortie. La projection holo s'arrêtait sur un plan rapproché et fixe de la tête de l'ancien muffi renversée sur le dossier de la banquette. Le silence de cette représentation holographique renforçait son aspect dramatique. Les images, livrées dans leur brutalité, dans leur crudité, produisaient une impression saisissante, oppressante.

Elles exhumèrent des souvenirs enfouis dans l'esprit de Fracist Bogh. La scène lui fut tout à coup restituée dans son entier, non seulement la sensation de ses doigts broyant les cartilages du cou de l'auguste vieillard, mais également la conversation qui avait précédé le meurtre, l'insertion douloureuse de la plaque électromagnétique sous son sternum. Il établit la connexion avec la communication post mortem de l'ancien muffi dans les profondeurs du palais épiscopal. Le trou noir qui avait occulté ce pan de sa mémoire et qui, il s'en rendait compte maintenant, avait engendré en lui un malaise permanent et sournois, était enfin comblé. La voix chevrotante de Barrofill le Vingt-quatrième retentit de nouveau dans son for intérieur : « On vous a implanté un programme mental d'assassinat... Il n'est pas de pouvoir sans taches de sang sur les doigts... Que diriez-vous de Barrofill le Vingt-cinquième comme patronyme pontifical ?... Le Kreuz était un maître de la science inddique lui aussi... Cette plaque t'entraînera dans des combats obscurs, dans des affres de violence et de sang... Les châtrés n'ont plus de couilles mais ils ont de la suite dans les idées... Ne fléchis pas au moment de me donner le dernier baiser... Une mort réussie rattrape peut-être les errements d'une vie gâchée... »

Fracist Bogh était de nouveau relié au fil de son existence, et ce sentiment d'intégrité, de plénitude l'envahissait d'une profonde émotion.

« Où est passé votre contrôle A.P.D., Votre Sainteté ? insinua le frère Mourk El-Salin. Vous voici près de pleurer comme le plus vulgaire des vulgaires !

— Vous n'avez pas usurpé votre surnom de Marquinatole ! renchérit le frère Palion Sudri.

— Ce témoignage de votre crime a été confié aux mains expertes des professionnels de l'Holovision officielle, ajouta le frère Astaphan. Il passe actuellement en boucle sur la totalité des écrans-bulles de l'Ang' empire. Vous êtes le coupable tout désigné des malheurs qui s'abattent sur l'Eglise. »

Les paroles des vicaires glissaient sur Fracist Bogh comme des songes. Ils croyaient l'avoir accablé avec leur messacode, ils n'étaient parvenus qu'à renforcer sa détermination. La représentation holographique de l'assassinat de Barrofill le Vingt-quatrième avait produit un tout autre résultat que celui qu'ils avaient escompté : non seulement le meurtrier n'en éprouvait aucun remords, mais il se sentait allégé, délivré du fardeau de sa culpabilité, un fardeau qui incluait le gazage du Terrarium Nord d'Anjor, la destruction de Jer Salem et les innombrables hérétiques condamnés au supplice de la croix-de-feu. Il lui sembla percevoir le fourmillement agaçant et familier de la plaque électromagnétique au niveau de son plexus solaire. « Quels malheurs ? demanda-t-il.

— Des événements de la plus haute importance se sont produits pendant que vous erriez comme un châtrât dans les fondations du palais, répondit le frère Astaphan.

— Les Scaythes d'Hyponéros ont disparu ! intervint le frère Palion Sudri.

— Tous les Scaythes d'Hyponéros ! précisa le frère Mourk El-Salin. Le sénéchal Harkot, les grands inquisiteurs, les effaceurs sacrés, les vigiles des miradors, les protecteurs de pensées...

— C'est plutôt une bonne nouvelle ! s'exclama Fracist Bogh.

— Cette réaction ne nous étonne pas venant de vous, Votre Sainteté ! gronda le frère Astaphan. Quelqu'un qui a passé tout son temps à saper les fondements de notre sainte Eglise ne peut que se réjouir de la disparition des Scaythes d'Hyponéros. Mais pour ceux qui, comme nous, n'ont agi que dans l'intérêt du Kreuz, ce coup d'arrêt à l'expansion du Verbe Vrai apparaît comme une victoire des ennemis de la Foi. Comme la victoire des hérétiques et des mécréants. Comme votre victoire, Votre Sainteté.

— Sans les Scaythes de la sainte Inquisition, sans les effaceurs sacrés, nous ne pourrons plus extirper les germes de déviance et d'apostasie des esprits enclins à l'animalité ! rugit le frère Palion Sudri. Nous n'aurons plus accès aux secrets des pécheurs, l'hypocrisie et la fausse dévotion régneront de nouveau en maîtresses tyranniques et nous en serons réduits à juger nos ouailles sur leurs signes extérieurs de piété.

— Une régression très dommageable pour l'avènement universel du Kreuz, soupira le frère Astaphan.

— Cela fait seulement quelques heures que la disparition des Scaythes a été rendue publique, et déjà des missionnaires, des exarques, des cardinaux et des vicaires ont été martyrisés par les populations indigènes de certaines planètes, déclara le frère Mourk El-Salin.

Menati Imperator s'est donné publiquement la mort après avoir assassiné son épouse et ses héritiers.

— Tout cela est votre faute, Votre Sainteté ! » cria un jeune vicaire au visage couperosé.

Il fendit les rangs de ses pairs, pointa un index accusateur sur Fracist Bogh. Une haine farouche enflammait ses yeux globuleux et un rictus hideux déformait sa bouche.

« Votre faute parce que vous n'avez pas appuyé notre action comme vous nous l'aviez promis ! poursuivit-il d'une voix tremblante de rage contenue. Votre faute parce que vous avez refusé de collaborer avec le sénéchal Harkot, les grands inquisiteurs, et que vous avez selon toute probabilité provoqué leur lassitude et leur départ. Votre faute parce que vous avez utilisé des techniques de sorcellerie inddique pour protéger votre esprit des inquisitions. Votre faute enfin parce que vous n'êtes qu'un petit paritole dépourvu de subtilité politique, un homme incapable de gérer un héritage aussi important que celui de l'Eglise.

— Il ne fallait pas me proposer la charge muffiale », répliqua Fracist Bogh d'un ton calme mais ferme.

Le jeune vicaire s'avança à moins d'un mètre de son interlocuteur. Le blanc de sa peau, strié de plaques rouges, offrait un contraste saisissant avec le noir mat de son colancor. Le jaune de ses dents révélait un penchant prononcé pour le tabac rouge des mondes Skoj.

« Votre prédécesseur nous a joués, Votre Sainteté. J'ai moi-même mené la contre-enquête qui a démonté tous les ressorts de la machination mise en place par le Vingt-quatre. C'est lui qui vous a choisi, lui qui a organisé cette enquête préliminaire des vicaires, lui qui a suggéré votre nom. Et nous avons foncé tête baissée dans le panneau ! Nous avons falsifié le scrutin pour vous hisser sur le trône. Cependant, nous avons conçu des soupçons dès que vous avez reçu la tiare, le corindon julien et la crosse de Berger. Votre comportement a subitement changé : au procès de dame Sibrit, dont vous avez vous-même prononcé la sentence, vous n'étiez déjà plus ce jeune général fougueux et intransigeant qui nous avait tant impressionnés lors de nos entretiens préparatoires. Nous avons compris que vous aviez été gangrené par le Vingt-quatre, cet abominable vieillard qui s'étourdissait dans d'innommables orgies. Votre trahison a probablement un rapport avec la plaque qu'il vous a glissée sous le sternum : ce détail nous avait échappé jusqu'à ce que nos techniciens holo reconstituent la scène dans son entier. Lorsque nous avons pris conscience de notre erreur, c'était déjà trop tard... Trop tard ! »

L'espace de quelques secondes, Whu crut que le jeune vicaire, dont la haine suintait par tous les pores de la peau, allait frapper Fracist Bogh. Il descendit aussitôt sa respiration dans le bas-ventre et sentit des courants de chaleur intense converger vers le point de confluence du Xui.

« Nous nous doutons également que vous avez quelque chose à voir avec la disparition de notre frère Jaweo Mutewa, votre ancien secrétaire d'Ut-Gen, dit le frère Astaphan.

— Nous nous étions réunis dans notre caveau pour réfléchir au meilleur moyen de corriger la désastreuse image de l'Eglise dans l'esprit des fidèles, dit le frère Palion Sudri. Nous avons d'abord décidé de livrer un bouc émissaire à l'opinion publique et, grâce au petit reportage holo que d'aucuns ont eu la bonne idée de réaliser dans les appartements du Vingt-quatre au moment de votre passage meurtrier, nous tenons notre coupable idéal, l'homme qui cristallisera les haines et les frustrations, l'homme qui passera pour le plus grand monstre que l'histoire de l'Eglise ait jamais connu.

— Nous avons mobilisé tous nos frères du vicariat pour organiser une battue dans les galeries du palais et nous avons coupé les circuits d'énergie magnétique.

— Vous étiez le gibier, Votre Sainteté. Nous voulions vous récupérer mort ou vif. Il était hors de question que vous puissiez contester notre version des faits, et nous devions vous réduire définitivement au silence ou nous assurer que vous n'étiez plus en état de parler.

— Nous avions perdu tout espoir. Nous pensions que vous aviez réussi à vous transférer par les déremats de l'atelier avant la coupure d'énergie et nous nous étions de nouveau rassemblés pour modifier notre stratégie initiale.

— Or voici que, dans son infinie bonté, le Kreuz vous envoie à nous, Votre Sainteté ! Voici qu'il nous donne une preuve de son indéfectible soutien !

— Mesurez votre chance : votre opprobre ne sera pas publique. Vous ne comparaîtrez pas devant le tribunal d'exception.

— Car nous vous avons déjà jugé. Votre Sainteté.

— Et nous vous avons condamné à mort.

— Votre mort sera très lente : nous vous ferons subir ce que nous subissons volontairement lors de la cérémonie d'admission au vicariat.

— Nous vous clouerons à un pilier du caveau et nous pendrons votre verge et vos testicules à quelques centimètres de vos yeux.

— Nous ne cautériserons pas la plaie. Vous pisserez le sang et le pus par votre petit trou. Et vous ne vous servirez même plus de votre pénis pour pisser, ce dont vous semblez si fier !

— Votre agonie sera très longue mais, rassurez-vous, nous viendrons vous rendre des visites régulières.

— Nous prélèverons de temps à autre un autre morceau de votre corps. Un ongle, une dent, un œil, la langue... Nous nous délecterons de vos gémissements comme de la plus délicieuse des musiques.

— Vous nous supplierez de vous achever, Votre Sainteté, et alors, alors seulement, nous serons payés de toutes les avanies que vous nous avez infligées.

— Et maintenant, Votre Sainteté, remettez-moi votre arme ! »

Le jeune vicaire tendit la main en direction de l'ondemort de Fracist Bogh, qui consulta Whu du regard. D'un hochement de tête, le chevalier lui fit signe de s'exécuter. Le jeune vicaire s'empara de l'arme et se tourna vers ses pairs d'un air triomphal.

Ils n'eurent pas le loisir de se réjouir plus longtemps de leur victoire. Le cri de mort de Whu jaillit de sa gorge et coucha comme une invisible faux les eunuques des premiers rangs. Certains d'entre eux renversèrent dans leur chute leurs frères abasourdis, d'autres percutèrent les piliers, d'autres enfin s'abattirent dans les niches murales. Des bulles-air vacillèrent, tombèrent, se fracassèrent, répandirent leur lugubre contenu sur le carrelage. Des lambeaux de prépuces se détachèrent de leur support et, soufflés par un courant d'air, s'éparpillèrent dans le caveau. Fracist Bogh sortit son deuxième ondemort, visa calmement les vicaires qui gesticulaient au milieu des corps inertes, et ouvrit le feu. Des odeurs de chair calcinée se mêlèrent aux effluves entêtants des produits d'embaumement.

« Allons-y, dit Fracist Bogh en remisant son arme dans la poche de sa combinaison. A partir de cet endroit, je connais le chemin... »

Malgré les recommandations insistantes de Whu, Fracist Bogh avait catégoriquement refusé de remettre son masque. Il s'était aussi débarrassé du compartiment renforcé des disques métalliques glissé dans la doublure de la combinaison. Il n'avait conservé que l'ondemort qui lui avait servi à achever les araignées noires et caquetantes du vicariat.

Ils franchirent des galeries et des couloirs jonchés de cadavres. Les nombreux éboulis, les larges brèches ouvertes sur les murs, les affaissements des étais ou des plafonds, les portes arrachées témoignaient de la violence des affrontements. Les appels d'air engendrés par la pluralité des ouvertures n'étaient pas parvenus à disperser l'épaisse fumée qui piquait les yeux et rendait la respiration difficile. Ils progressaient lentement, trébuchant sans cesse sur les saillies traîtresses qui se multipliaient sous leurs pas, solives, chevrons, pierres, bras ou jambes sectionnés... Des crissements et des bruits de cavalcade troublaient de temps à autre le silence funèbre, typique des silences qui régnaient sur les champs de bataille au lendemain des combats.

« Nous sommes encore loin de la sortie ? » demanda Whu d'un ton impatient.

Bien qu'il commençât à se ressentir des effets du décalage planétaire et de la fatigue, il s'était astreint à garder le contact avec le Xui et l'extrême tension qu'engendrait cet effort de concentration commençait à lui vriller les nerfs.

« Si mes souvenirs sont exacts, nous devrions bientôt arriver à la bibliothèque, répondit Fracist Bogh.

— Où trouverons-nous un déremat en état de marche ?

— Je crains que nous ne soyons obligés de tenter notre chance en dehors du palais épiscopal. Vous avez entendu les vicaires : ils ont coupé les circuits d'énergie magnétique.

— Il suffit peut-être de les remettre en activité.

— Je présume que les vicaires ont confisqué ou détruit les clés codées. Nous perdrions notre temps à essayer de les réactiver.

— Connaissez-vous quelqu'un en ville qui possède un déremat ?

— Pas précisément... Cela fait trois ans que je n'ai pas mis les pieds hors de ce palais. J'avais de nombreux ennemis comme vous avez pu vous en apercevoir...

— Dans le cas présent, j'aurais souhaité que nous puissions compter sur des amis ! grommela Whu.

— Nous appliquerons vos préceptes, chevalier : nous modifierons l'environnement à notre convenance. Nous transformerons les ennemis en amis !

— Le moment est mal choisi pour plaisanter...

— Ce n'était pas une plaisanterie. »

Le couloir déboucha sur une salle voûtée de la bibliothèque où les rayonnages renversés avaient vomi leurs ouvrages sur les dalles de béton. Des cadavres reposaient au milieu des livres-films qui s'étaient ouverts dans le choc. Des images saccadées s'agitaient sur les minuscules écrans sertis dans les pages plastifiées. Des commentaires sonores montaient par les haut-parleurs intégrés et composaient un fond sonore fluctuant.

Un gémissement domina le tumulte des voix synthétiques enchevêtrées. Les deux hommes s'immobilisèrent, braquèrent le canon de leurs ondemorts sur le rayonnage resté debout d'où provenait cette plainte. Une impulsion poussa Fracist Bogh à se rendre au chevet du blessé : un agonisant n'était ni un ami ni un ennemi, seulement un homme aux prises avec la peur et la douleur. Il contourna le rayonnage, légèrement avancé, et distingua un corps allongé contre le mur. Il eut besoin de quelques secondes pour accoutumer ses yeux à l'obscurité, plus opaque encore que dans les autres parties du bâtiment.

Il se glissa dans l'étroit espace, s'accroupit près du blessé. Le spectacle qu'il découvrit alors le fit frémir de la tête aux pieds. La moitié du visage de l'homme, un Osgorite pour autant qu'il pût en juger, avait été arrachée. Il discernait nettement les lignes blanches des mâchoires inférieure et supérieure sous un rideau ajouré de chair, de tissu et de sang coagulé. Poursuivant son examen, Fracist Bogh se rendit compte que le moribond avait également perdu l'épaule, le bras, une partie de la hanche et la jambe. Une odeur de décomposition l'enveloppait comme une ombre. Sa main valide agrippa maladroitement le poignet de Fracist Bogh qu'un réflexe malheureux poussa à se dérober. Il prit aussitôt conscience de l'ignominie de son geste et saisit lui-même l'avant-bras tremblant.

Une fragile flamme de vie brillait encore dans les yeux qui se posèrent sur lui, miroirs brisés d'une âme en perdition.

« Qui... qui... êtes... vous ?

— Fracist Bogh. »

Ce nom ne sembla éveiller aucun intérêt chez son interlocuteur. Whu s'était rapproché et, debout à côté du rayonnage, contemplait la scène d'un air à la fois réprobateur et intrigué.

« Je suis plus connu sous le nom de Barrofill le Vingt-cinquième... »

Un sursaut de vie agita l'Osgorite qui puisa dans ses ultimes réserves d'énergie pour se redresser, et dévisagea Fracist Bogh avec adoration.

« Votre... Votre Sainteté... Vous êtes vivant... le Kreuz soit loué... Je peux mourir en paix... Puis-je... embrasser votre anneau, le corindon julien ?

— Je l'ai confié à quelqu'un qui a réussi à quitter le palais par l'intermédiaire d'un déremat de l'atelier de réparation.

— Et pourquoi... ne vous... êtes-vous pas... transféré ? »

Sa voix n'était plus qu'un filet sonore à peine audible.

« Les vicaires ont coupé les circuits d'énergie magnétique. Les déremats sont désormais inutilisables. Nous allons être obligés de sortir du palais pour chercher un nouveau moyen de transport.

— Vous... pourrez... utiliser... les... ceux... ceux du réseau... »

Fracist Bogh se pencha et approcha l'oreille de la bouche du mourant.

« A quel endroit pouvons-nous les trouver ?

— Au numéro... 67 de... »

Un spasme violent agita le corps du blessé. Un filet de sang jaillit des commissures de ses lèvres et sema des corolles pourpres sur le haut de son colancor. Fracist Bogh lui secoua violemment la tête puis lui donna des gifles appuyées pour l'empêcher de capituler, pour le maintenir pendant quelques secondes en vie.

« L'adresse. Donnez-moi l'adresse. »

L'homme entrouvrit la bouche, vomit une nouvelle coulée de sang.

« 67... rue Mikeli-Ang... Romantigua... Troisième étage... Code... code... Maltus... Maltus... Bénissez... bénissez-moi. Votre... Votre... »

Fracist Bogh perçut nettement l'ultime crispation de ses muscles, le raidissement de son corps, le relâchement de ses fonctions vitales, comme un ressort qui se brisait. Il lui ferma délicatement les yeux, prononça silencieusement la prière kreuzienne des morts et le reposa avec une douceur infinie sur le sol.

Whu s'était à son tour débarrassé de son masque. Les deux hommes traversaient la grande salle de la bibliothèque, complètement dévastée. Les boiseries, témoignages précieux d'un savoir-faire ancestral, avaient été brûlées, soufflées par les explosions, criblées de rayons destructeurs, et les murs dénudés, écaillés, s'ornaient d'impressionnantes lézardes. Les gravats recouvraient les antiques livres-papier et les livres-films épars. De cette pièce, qui avait fait l'orgueil des muffis, des théologiens et des érudits de l'Eglise, il ne restait pratiquement rien.

« Je commence à croire que vous aviez raison, dit soudain Whu, rompant le mutisme dans lequel il s'était claquemuré depuis quelques minutes.

— A quel sujet ?

— Transformer les ennemis en amis...

— Cet homme n'était pas un ennemi.

— Je voulais parler de la transformation des éléments défavorables en éléments favorables. Une véritable transmutation du plomb en or.

— Ce sont vos préceptes, chevalier !

— Vous avez su les appliquer avec efficacité, bien mieux que je n'aurais su le faire. Moi, je n'avais que la théorie. La théorie et le Xui. Le Xui a encore beaucoup à m'apprendre...

— Nous avons tous à apprendre les uns des autres. Les piliers ne se dressent pas aux mêmes endroits, et pourtant ils supportent tous l'édifice.

— Comme les douze piliers du temple de lumière... » murmura Whu.

Ils escaladèrent les monticules de gravats, s'engagèrent dans le couloir qui menait directement au patio de la tour des Muffis. Des interliciers, des mercenaires, des gardes, des cardinaux, des vicaires, des exarques, des serviteurs et des novices se pressaient dans la petite cour parsemée de motifs fleuris, mais la seconde nuit, l'absence totale de lumière artificielle, la confusion, l'indéfinissable couleur de leurs combinaisons maculées de suie, de poussière et de sang se conjuguèrent à merveille pour leur assurer un appréciable anonymat.

Le quartier de Romantigua, le cœur historique de Vénicia, était en liesse.

La liesse, chez les Syracusains, se traduisait par une faconde et une exubérance inhabituelles. Ils s'extasiaient devant les spectacles qui se jouaient devant eux, applaudissaient aux tours des illusionnistes 3-D, aux danses de sohorgo, aux chants extatiques, aux saynètes de théâtre traditionnel issigorien. Ces manifestations de joie qui auraient paru déplacées, incorrectes, vulgaires (paritoles) en temps ordinaire montraient à quel point la disparition des Scaythes d'Hyponéros réjouissait la population vénicienne. Ils avaient longtemps vécu dans la terreur grandissante des lecteurs, des inquisiteurs, des effaceurs, et bien qu'ils fussent des kreuziens fervents, des fils aimants de leur mère la sainte Eglise, ils revendiquaient le droit de vivre en compagnie d'inavouables secrets, de céder à ces innombrables tentations qui faisaient la joie des pécheurs et le désespoir des confesseurs.

Des rondes enfantines se formaient çà et là et des comptines cruelles s'envolaient vers les frondaisons illuminées des spuniers. Les cinq satellites nocturnes, encore bas dans le ciel, ourlaient les lignes brisées des toits d'une lueur incertaine. Des silhouettes gesticulaient à l'intérieur de la sphère de vigie d'un mirador à pensées, perchée à quelques dizaines de mètres du sol, désormais inutile. Les bulles flottantes, poussées par le coriolis, survolaient les rues et les avenues qu'elles inondaient de leurs ors rutilants.

« Le Marquinatole est mort, Zob III est mort, les Scaythes sont morts... fredonnait une petite fille.

— Zob trois ? demanda Whu.

— Le surnom de l'empereur. Mon secrétaire, Adaman Mourall, m'a expliqué pourquoi on l'appelait ainsi : ce sont les trois "ob" d'obèse, d'obsédé et d'obsolète.

— Et Marquinatole ?

— Une contraction de Marquinatin et de paritole... » Les deux hommes remontaient l'avenue des Guerres—

Artibaniques au bout de laquelle, si les souvenirs de Fracist Bogh étaient exacts, commençait la rue Mikeli-Ang. Bien qu'ils fussent vêtus de combinaisons de mercenaires de Pritiv, les badauds ne leur prêtaient pas la moindre attention. Quant aux interliciers de faction, ils semblaient davantage soucieux de participer aux festivités que de remplir la mission de surveillance et de maintien de l'ordre qui leur était habituellement dévolue.

« Ils ont peut-être tort de se réjouir de la sorte, avança Whu. A mon avis, les Scaythes n'ont pas renoncé. Ils n'ont pas déployé leurs pions pendant des siècles pour abandonner en cours de partie...

— Leur disparition a peut-être quelque chose à voir avec la libération des quatre cryos du palais épiscopal. J'ai oublié de demander au mahdi Shari comment il s'y était pris pour récupérer les codes de réanimation, mais à en juger par son visage lorsqu'il s'est rematérialisé près de nous, la confrontation avec le sénéchal Harkot n'a pas été de tout repos... »

Ils traversèrent sans encombre une grande place hexagonale prise d'assaut par une foule dense, colorée, bruyante. La réaction de la population syracusaine était à l'exact opposé de celle du vicariat et, sans doute, de tout le clergé. L'éternelle dichotomie entre le troupeau et les bergers, pensa Fracist Bogh. Les uns ne supportaient plus le joug kreuzien, les atrocités des croix-de-feu, des inquisitions et des effacements, les autres désiraient instaurer un contrôle accru sur l'esprit de leurs fidèles et donc augmenter les croix-de-feu, les inquisitions et les effacements. La désertion provisoire, peut-être des Scaythes desserrait les mâchoires de l'étau, et les ecclésiastiques voyaient avec rage leurs fidèles en profiter pour s'aventurer sur les chemins de traverse.

L'avenue s'achevait sur une place circulaire d'où partaient plusieurs rues. Les larges trottoirs qui les bordaient étaient les vestiges irrationnels des temps très anciens où les Véniciens se servaient de véhicules à roues pour se déplacer d'un point à l'autre de la cité. Ils n'étaient plus d'aucune utilité, car les piétons n'avaient rien à craindre des engins aériens, taxiboules, ovalibus, personnairs, mais les urbanistes estimaient qu'ils ajoutaient à l'esthétique de la cité en multipliant les perspectives et les volumes.

Fracist Bogh et Whu s'engagèrent dans la rue Mikeli-Ang, une artère parmi les plus anciennes de Vénicia et dont l'étroitesse et la sinuosité rendaient un piètre hommage aux mérites du fondateur de la dynastie Ang (un homme accusé par certains historiens d'avoir purement et simplement usurpé le trône syracusain en éliminant Artibanus Saint-Noil, le héros des guerres artibaniques). Elle était pratiquement déserte et les bulles-lumière clairsemées diffusaient un éclairage parcimonieux. Les immeubles de quatre ou cinq étages dataient pour la plupart de l'Age médian. Des fantaisies architecturales, des sculptures, des voussures finement ciselées, des gargouilles, des archivoltes égayaient parfois leurs façades austères, uniformément grises. Rares étaient les fenêtres ou les baies éclairées, comme si tous les habitants du quartier étaient descendus dans la rue pour fêter leur liberté reconquise.

Le bâtiment situé au numéro 67 ne se différenciait guère des autres, hormis peut-être la teinte légèrement plus claire de sa façade ainsi qu'une présence massive et insolite de balcons de fer forgé (un immeuble certainement investi par des paritoles qui se croyaient autorisés à afficher leurs déplorables traditions architecturales dans le cœur même de la capitale de la mode, de l'étiquette et du goût).

Les deux hommes pénétrèrent sans encombre dans le vestibule, habillé de marbre et d'optalium blanc. Ils se dirigèrent vers la subtile colonne de lumière bleue du tube gravitationnel. Un gardien en uniforme, veste écarlate sur colancor blanc, surgit comme un diable de la guérite de surveillance, leur barra le passage et promena un regard chargé de méfiance sur le visage et la combinaison des deux visiteurs.

« Que venez-vous faire ici, messieurs ?

— Rendre visite à quelqu'un de notre connaissance, répondit Fracist Bogh.

— Veuillez me pardonner, mais une tenue correcte est exigée pour... pour... »

Il s'interrompit soudain et ses yeux, rivés sur Fracist Bogh, s'agrandirent de frayeur.

« Nous n'avons pas eu le temps de nous changer, ajouta Fracist Bogh.

— Vous ne pouvez pas rester là... bredouilla le gardien, visiblement terrorisé. Partez... Partez immédiatement... ou j'appelle l'interlice... »

Whu embrassa le vestibule du regard, mais la lumière crue des appliques murales ne lui révéla aucune présence suspecte, ni derrière les plantes décoratives, ni derrière le comptoir d'accueil, ni derrière les banquettes à suspension d'air.

« De quoi avez-vous peur ? demanda Fracist Bogh. Nous ne sommes que deux pacifiques promeneurs venus saluer un ami.

— Partez ! hurla le gardien en se reculant vers la porte de la guérite de surveillance. Partez ! Je préviens immédiatement Tinter... »

Les mots s'étranglèrent dans sa gorge. Un rayon étincelant avait jailli pardessus l'épaule de Fracist Bogh et lui avait percuté le front. Les os frontal et pariétal de sa boîte crânienne se fracassèrent sur la porte et le mur de la guérite, entraînant une partie du cerveau dans leur mouvement. Il s'affaissa silencieusement sur le sol.

Fracist Bogh se retourna avec vivacité, le visage déformé par l'incrédulité et la colère.

« Vous êtes devenu fou ! »

Whu glissa tranquillement son ondemort dans la poche de sa combinaison.

« Les ondes à haute densité ne font pas des morts très présentables, mais cet homme ne méritait pas un gaspillage de Xui...

— Etait-il nécessaire de le tuer ? Vous avez une certaine tendance à oublier que vous ne faites plus partie d'un réseau de trafic de chair humaine, chevalier !

— D'un point de vue philosophique, la mort fait partie de la vie, et d'un point de vue pratique, cet homme s'apprêtait à nous créer les pires ennuis. Les individus effrayés sont de redoutables adversaires, car imprévisibles.

— De quoi avait-il peur ?

— De vous, m'a-t-il semblé... »

Ils sautèrent de la plate-forme avant qu'elle ne se soit complètement immobilisée et se dirigèrent vers l'unique porte du palier, située en face du tube. Les touches bleutées d'un clavier brillaient dans l'ombre d'une niche murale.

« Vous vous souvenez du code ? » demanda Whu à voix basse.

Fracist Bogh ne répondit pas. Il s'empara du clavier, observa les touches, vit qu'il lui fallait convertir mentalement les symboles holographiques en lettres et composa le code : MALTUS. Il eut une brève pensée pour Maltus Haktar et fut traversé par l'impression que des années, des siècles s'étaient écoulés depuis la mort du maître jardinier. Une succession de claquements brisa le silence et un battant de la porte de bois massif s'entrouvrit dans un chuintement étouffé.

Ils s'introduisirent dans le vaste appartement. Des bulles-lumière sensitives captèrent instantanément leur présence et vinrent se placer un mètre au-dessus de leur tête pour les accompagner dans leurs mouvements. Ils entendirent un brouhaha de voix qui provenait de la pièce attenante et s'engouffrait par la porte de séparation restée entrouverte.

Ils s'attendaient à trouver plusieurs personnes mais, lorsqu'ils pénétrèrent silencieusement dans l'immense salon, ils n'aperçurent qu'une jeune femme assise sur une banquette. Elle regardait une projection 3-D grandeur nature et les voix masculines qu'ils avaient perçues quelques secondes plus tôt étaient celles des commentateurs holo. Elle était vêtue d'une palatine de soie verte à parements dorés d'où s'évadaient ses longues jambes brunes. Sa chevelure ondulée se répandait en sombres ruisseaux sur ses épaules et sa poitrine. Elle tirait de temps à autre sur une cigarette de tabac rouge, rejetait d'épais nuages de fumée par les narines et la bouche. Alertée par les lumières mouvantes des bulles sensitives, elle se retourna. Elle leva le bras devant son visage lorsqu'elle aperçut les deux hommes qui s'avançaient vers elle, comme si elle craignait de recevoir des coups.

« Nous ne vous voulons pas de mal, dit rapidement Fracist Bogh. Nous venons de la part de Maltus Haktar, le responsable du réseau Lune Rouque. »

La prononciation de ce nom sembla la soulager et la détendre. Elle tenait maintenant une explication plausible, rassurante, à leur visage noirci et leur combinaison tachée de sang.

« Avez-vous des nouvelles de lui ?

— De mauvaises nouvelles, hélas... »

Ses grands yeux noirs larmoyèrent. Elle se mordilla la lèvre supérieure et écarta, d'un geste nerveux, les mèches qui lui barraient le front et les joues.

« Vous le connaissiez ? » demanda Fracist Bogh.

Elle s'effondra en sanglots sur la banquette-air.

« Je suis Barrofill le Vingt-cinquième... »

Elle se redressa soudain, les joues brouillées de larmes, les yeux injectés de haine. Elle ne chercha pas à resserrer les pans relâchés de sa palatine, qui ne dissimulait pratiquement plus rien de son corps.

« Vous êtes un monstre ! hurla-t-elle, hystérique. Un monstre ! Je vous reconnais maintenant ! Vous avez assassiné Barrofill le Vingt-quatrième, le protecteur des Osgorites ! Et comme si ça ne vous suffisait pas, vous avez tué mon père ! Mon père ! »

Fracist Bogh ouvrit la bouche pour répondre mais, d'une pression sur l'épaule, Whu l'invita à jeter un coup d'oeil sur la projection 3-D. Il reconnut aussitôt la scène que lui avaient montrée les vicaires dans le Caveau des Châtrés. La grandeur nature des personnages lumineux qui s'élevaient de la fosse holo la rendait encore plus vivante, plus saisissante. On distinguait nettement l'expression d'horreur de l'ancien muffi au moment précis où la vie le quittait. Les voix des commentateurs, graves, emphatiques, s'élevaient d'invisibles haut-parleurs et soulignaient la monstruosité de ce crime : « De source bien informée, nous apprenons que le scrutin qui permit à Fracist Bogh d'accéder au trône muffial fit l'objet d'une scandaleuse falsification. Cette révélation ne surprendra personne dans la mesure où cette élection prit au dépourvu les observateurs les plus avertis du kreuzianisme. Cet abominable assassinat éclaire sous un jour nouveau la personnalité de Bogh, un Marquinatin, un paritole... »

La jeune femme sauta pardessus le dossier de la banquette-air, se rua sur Fracist Bogh et se mit à lui lacérer le visage avec ses ongles.

« Vous êtes un monstre ! Jamais mon père n'aurait dû entrer à votre service ! »

Les deux hommes durent associer leurs efforts pour la neutraliser. Whu passa les bras sous ses aisselles et lui tira violemment les épaules en arrière pour l'empêcher de bouger. Elle tenta encore de frapper Fracist Bogh à coups de pied mais la douleur, de plus en plus vive, la contraignit à renoncer. Ses mouvements désordonnés avaient achevé de la dénuder et Fracist Bogh remarqua que son nombril s'ornait d'un corindon rouge.

« Peu m'importe ce que vous pensez de moi, déclara-t-il d'une voix forte. Si Maltus Haktar était encore vivant, il vous expliquerait à quelles manœuvres se sont livrés les vicaires de l'Eglise. En tant que membre d'un réseau clandestin, vous devriez pourtant savoir que la manipulation est l'arme favorite du pouvoir ! »

Elle lui cracha au visage.

« Montrez-moi seulement où se trouve votre déremat, dit-il en s'essuyant la joue du plat de la main.

— Allez vous faire foutre, vous et votre complice ! » Il ne put se contenir davantage et la gifla à toute volée. Elle éclata de nouveau en sanglots et se mit à trembler de tous ses membres.

« Partez... Laissez-moi... gémit-elle.

— Où est votre déremat ?

— Lâchez-moi. Je vais vous y conduire... »

— La fille de Maltus Haktar referma la porte derrière elle, laissant les deux hommes seuls dans le petit salon du déremat, une machine oblongue à usage personnel mais dotée d'un rayon d'action suffisamment long pour les transférer directement sur Terra Mater.

« Je comprends maintenant la peur du gardien de l'immeuble, dit Fracist Bogh. Je resterai pour toujours l'assassin du muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Un monstre.

— Moi, je sais que vous êtes un monstre au cœur pur », dit Whu.

Le chevalier tendit la main à son interlocuteur pardessus le capot arrondi du déremat. Fracist Bogh la saisit et la pressa chaleureusement.

« Nous ne sommes pas toujours d'accord mais je suis content de te connaître », ajouta Whu.

Fracist Bogh lui sourit mais l'émotion l'empêcha de parler.

CHAPITRE XXI

La vie triomphera, la vie triomphera,

La vie triomphera sous toutes ses formes,

Célébrons le triomphe de la vie,

Que s'ouvrent les conques,

Que se tendent les Soâcra,

Que coulent les flots féconds,

Que se mêlent les soleils et les lunes,

Que s'unissent la nuit et le jour,

La vie triomphera, la vie triomphera,

Célébrons le triomphe de la vie,

La vieillesse appartient à la vie,

La maladie appartient à la vie,

La mort appartient à la vie,

La vie appartient à la vie.

Que germent les gamètes,

Que bourgeonnent les ventres,

Que se développent les pousses.

Que naissent les enfants,

Célébrons le triomphe de la vie.

Le triomphe de la vie,

Le triomphe de la vie.

 

Cérémonie de la célébration de la vie, aven de Bawalo. Enregistrement audiophonique d'Hectus Bar, traduction de Messaodyne Jhû-Piet.

03 - La citadelle Hyponeros
titlepage.xhtml
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_000.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_001.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_002.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_003.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_004.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_005.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_006.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_007.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_008.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_009.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_010.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_011.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_012.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_013.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_014.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_015.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_016.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_017.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_018.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_019.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_020.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_021.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_022.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_023.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_024.htm
03 - La citadelle Hyponeros - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_025.htm